Festival international du scoop d’angers

Regarder – voir

Dans le texte qu’il destine à Denise Bellon, Joë Bousquet fait paraître ce lieu auquel fut rivée sa vie d’infirme, cette chambre de la rue de Verdun, comme « un cercle de clairvoyance (…) », comme figure d’une « cité » qui ne se confondit jamais avec un « groupe littéraire ». « Il n’y a pas d’œuvre de l’homme seul », dit-il enfin. La substantialité d’une œuvre ne s’éprouve-t-elle pas dans les rencontres dont elle est issue et dans celles qu’elle engendre. L’homme immobile procède à » des arrangements admirables (…) ceux qui semblent créer du temps au lieu d’être créés par lui ».

Il s’agit bien, ici, youporn d’une rencontre singulière : celle du « grand œil froid » d’une femme photographe, et d’un écrivain pour lequel voir fut toujours source de questionnement privilégié. Qu’en est-il de l’événement photographique, de ce qui fixe en une posture définitive, un état du vivant qui fut ? Cette question est nécessairement posée par toute photographie non anecdotique, non informative. Et elle ne saurait ici manquer d’être reliée à une interrogation propre à Bousquet : celle de l’identité, ou plus exactement, du vacillement ontologique de toute identité. C’est pourquoi le texte adressé à Denise Bellon retient toute l’attention, c’est à-dire soutient le regard posé sur xhamster les photographies. Car il fait surgir le paradoxe même de l’échange et de la rencontre : ce que donne-à-voir Denise Bellon – ce qu’a laissé voir Joë Bousquet – une certaine image, une icône, s’accompagne d’un texte sur le hors-de-soi, sur l’absence d’existence individuelle, sur ce qui sépare l’homme de son image. Si la photographie est saisie, capture, elle inspire à Bousquet une réflexion sur les thèmes majeurs de cette dernière période de sa vie : réflexion sur la des-individuation, sur l’accidentel, sur l’ego emprunt toujours provisoire. Beau paradoxe, donc, que ce xvideos « testament » qui, à une photographe, dit l’absence au cœur du visible. Mais l’art de Denise Bellon sera sans doute de faire advenir cette invisibilité là au cœur de l’image, de savoir- savoir platonicien- ce qui sépare l’icône de l’idole… l’ eikôn, la bonne image, ouvre la voie vers l’Idée ; l’ eidolon la ferme, dans la négation de la distance, de la différence où s’origine la représentation.

Je m’attarderai un instant sur la période de la rencontre, années d’après guerre. Alain Freixe a montré l’entrée de Bousquet dans sa troisième vie, la « tourne » des années 39/40. La blessure saigne de nouveau, et ce saignement scelle, d’une certaine façon, la reconnaissance définitive de l’accident qui a engendré le sujet dans l’Etre, qui conduit enfin ce sujet à devenir sa vérité. Le corps vivant – parce qu’il est de nouveau écoulement de sang – témoigne en sa blessure de l’exigence redtube de renaître. Ce re-naître configure l’être dans la forme qui a toujours- déjà été sienne, mais dont la vie passée le séparait encore.
Période-clé, donc, où, pourrait-on dire, Bousquet devient « l’hôte de soi-même » (en rappelant, bien évidemment, que ce « soi-même » est toujours exilé de soi). C’est donc à la lumière de cette troisième vie qu’il faut approcher la rencontre Bellon-Bousquet. Et je l’associerai à une autre rencontre, inscrite dans un registre différent, mais marquée d’un même souci, d’ « exploration de la vie par ce que la vie a de plus invécu, de moins usé, de moins recraché ».

Cette rencontre est celle de Joë Bousquet et de Marie-Joseph Rustan, dont attestent 27 lettres échangées entre 1944 et 1948, la majeure partie XXX de la correspondance se situant dans l’année 1946. Dans sa lettre à Denise Bellon du 9 juin 46, Joë Bousquet fait mention de Marie- Josephe Rustan. « Une étudiante qui prépare, par goût du malheur, sans doute, une thèse sur moi. « Quelques mots sur Marie-Josephe : cette jeune femme, après des études de lettre et un doctorat à la faculté de droit de Montpellier, souhaite se consacrer à la critique littéraire ( elle sera une collaboratrice des Cahiers du Sud). Le projet d’une thèse sur La poésie de Joë Bousquet se précisera peu à peu, les premières lettres se présentant avant tout comme demande de conseil sur les propres textes de la jeune femme. En quoi associer ici Bellon et Rustan ? parce que, me semble-t-il, à l’une et à l’autre, Bousquet se donne-à-voir, c’est-à-dire à lire. Et la correspondance importante qu’il entretient avec l’une détermine les conditions de possibilité d’une lecture de son œuvre, fait état de ses lignes de force. Or, le texte adressé à Denise Bellon, dans sa concision même, relève d’un même souci : l’élucidation de « ce qui est plus ou moins en panne derrière mes écrits », ou pour le dire autrement, comment faire lumière de « ce banc d’ombre que je suis ». A ces deux femmes, correspondantes singulière auxquelles ne le lie pas un rapport amoureux, Bousquet parle « du plus lointain d’une autre vie », pour qu’apparaisse le sens de ce en quoi il « ne figure que comme un signe ».

Marie-Josephe Rustan demande à Bousquet comment le lire ; Denise Bellon appelle, par la capture ironique, le testament du « comment voir » ? A l’une et à l’autre, il commence par donner « des faits », écrivant le 13 juin 1946 à Marie-Josephe « Retenez ces faits qui n’ont grandi en moi qu’à la longue ». Ces faits, nous les connaissons, et nous en connaissons l’Inaugural :la chute du 27 mai 1918, à Vailly, à 7 heures du soir, le baiser sur la bouche donné par Houdard « qui a le pouvoir de faire durer l’agonie jusqu’à l’illumination de l’âme ». S’ouvre alors une existence de blessé, mais une existence qui ne s’est pas encore reconnue dans sa forme. Une existence que Joë Bousquet, rassemble ainsi « je deviendrai sec, concret. J’ai travaillé, écrit, j’ai vécu de la vie des revues (…). Je suis membre de quelques jurys littéraires, quelques rédacteurs, quelques éditeurs veulent bien m’écouter ou publier mes livres. Si ce devait être tout, ce ne serait rien. »

Pour Marie-Josephe Rustan, il dresse le portrait d’un écrivain inclassable, irréductible à toute catégorisation. Et ce moment de l’écriture, ce dialogue qui est le lieu de la pensée-en-acte, fait advenir l’essentiel : la réponse à cette question : que faire de ce qui nous dé-fait, autrement dit comment se rapporter à l’accident dont l’être naît ? Il convient donc de traverser les faits, d’instaurer une relation différente avec l’événement, de comprendre de quelle totalité ils ont la lueur. Dans une lettre du 21 août 1946 à Marie-Josèphe Rustan, Bousquet écrit son « besoin à contenter de communiquer une expérience. Mais une apparence sans lien avec ses signes visibles : inimaginable, au sens exact et sans surcharge affective. »

Apprendre à voir ce dont le visible n’est que le palimpseste, apprendre comment les événements nous créent : c’est autour de ces concepts majeurs que Bousquet entre en coïncidence avec lui-même, car cette mise-en-coïncidence est découverte de l’altérité congénitale, dont la blessure -réelle- est le signe. L’exil est premier. Après avoir joué à être soi, il faut devenir l’accident qui nous expulse de nous-même pour enfin exister en vérité, et non plus dans une posture empruntée.
La lecture comparée des lettres à Marie-Josephe Rustan, et du « testament » adressée à Denise Bellon est révélatrice de ce qui occupe désormais l’écrivain. « Ma blessure était une abstraction. Je la réduisais à ses données matérielle. Là était la faute (…). Au lieu de t’accommoder de ton mal ; de transiger avec lui, deviens-en la perfection et l’éclat, donne toute la hauteur d’un homme à ce qui n’était qu’un fait brut… »

La tâche indiqué par Bousquet, la tâche à accomplir est la construction d’une sémiologie de l’accidentel, et cette tâche est éthique. Le « cas » Bousquet est un non-lieu pour Bousquet. Il n’a été le sien, écrit-il pour Denise Bellon, « qu’accessoirement ». Il y a tenu » la place d’une image », il y a « figuré comme un signe ». Cette affirmation en induit une autre : « je n’ai pas eu d’existence individuelle. Je n’ai été que l’ombre d’un fait à revêtir de sa perfection et de son éclat ». Nous héritons des événements pour découvrir l’a-topie du sujet, pour découvrir qu’il n’y a pas de subjectivité individuelle. L’ego est « un produit de remplacement ». Chacun incarne la déchéance de celui qu’il porte… nous sommes l’ange du revenant que nous sommes, et Bousquet revient désormais à ce qui lui advient pour en dés-ensevelir le sens, pour faire rayonner, dans le langage, la source noire de toute parole. La déprise de soi ancre dans l’Etre, elle fait-sens du signe que je suis : et cela suppose, selon les termes d’Une autre vie « une diète de l’imagination », un engagement dont la troisième vie est l’accomplissement. Il me paraît nécessaire – sans le développer ici- de rappeler ces lignes du Livre Heureux , du 9 août 1944 : « Le poète se défie du grand jour. Il ne se résigne pas à voir les choses à sa lumière : mais il sait qu’en SE DEROBANT A LUI-MEME LA VISION ECLAIREE DU MONDE REEL il verra dans un éclair les rapports véritables entre les objets (…) Si la lumière avait son berceau dans la mer, c’est en se volant elle-même qu’elle verrait où retrouver son gîte. « La méditation de l’événement englobe une phénoménologie du voir. Bousquet est un ouvrier de l’œil (comme ces « ouvriers du regard viscéral », Dubuffet, Fautrier, Ernst qu’il évoque à Denise Bellon), et « la diète de l’imagination » est non pas annulation du voir, mais condition de visibilité d’un voir-enté-sur-ses-sources.

Nous revenons au paradoxe -éclairant- du texte destiné à Denise Bellon :saisi par « le grand œil froid », Bousquet se donne-en-image,il demeure image. Mais c’est à une photographe qu’il dit la défaillance de toute image de soi. C’est précisément cette défaillance qui ouvre, dans l’image, la sauvegarde de l’invisible, la non-coïncidence de ce qui est vu et de ce qui fait-voir. Je trouve un écho de cette ontologie dans les réflexions de Barthes : l’interrogation de l’essence de la photo est inséparable ,pour lui, du « Pathétique ».La Photo ne nous retient pas par sa dimension de studium, registre,registre du témoignage, de l’informatif ; non, il y a dans la photo un punctum, un élément qui » me point (mais aussi me meurtrit, me poigne) » et en ce sens, le cœur de la photographie, c’est la « blessure » (le terme est de Barthes.
Je crois que Denise Bellon, dans le regard qu’elle pose sur Bousquet, accomplit la photographie comme « pensivité », pourvoit la photo « d’un champ aveugle ». En cela, elle est bien la destinataire de cet écrit, l’échange de regards se soutenant toujours de son illimitation. L’image de soi, qui est nécessairement masque, convoque la « lettre affectueuse » d’ une autre vie. Comment le dire mieux que Bousquet : « A la source de la lumière que je vois est la réalité de l’ombre que je sais. »