par Serge Bonnery
« La poésie, je le veux bien, est un instrument de connaissance, mais un instrument subversif de connaissance », écrit Joë Bousquet dès les premières pages d’un cahier rédigé dans les années 1947-1949 et publié aux éditions Rougerie sous le titre Le sème chemins. Arrêtons-nous un instant sur la signification de l’adjectif subversif. Etymologiquement, il vient du latin subversum (qui renverse, détruit l’ordre établi), lui-même issu du verbe subvertere (renverser, RETOURNER).
L’idée de subversion renvoie à deux notions : celle de destruction et celle de retournement, intimement liées, croyons-nous, dans la pensée de Joë Bousquet. L’homme foudroyé et détruit qu’est Joë Bousquet se trouve en effet très directement confronté à la perspective de sa reconstruction qui, pour lui, constitue la chance unique d’une survie possible après la blessure. Autant dire que, pour Joë Bousquet, la reconstruction revêt un enjeu capital : touché dans sa chair, Bousquet, s’il veut se survivre, n’a pas d’autre choix que de se bâtir un corps spirituel sur les cendres de son corps mutilé. L’écriture et, plus largement, la poésie, seront les outils majeurs de cette ré-élévation, dont on sait qu’elle prendra chez Bousquet la forme d’une révélation tant il est vrai qu’il renaît à lui-même par le langage qui lui tient lieu de corps, mais de corps glorieux au sens où il se dépouille peu à peu de la forme qui primitivement était la sienne. La poésie, pense Bousquet à la fin de sa vie, « dissout tout ce qui empêchait un homme d’être lui-même conscience de la vérité » . On ne saurait être plus clair sur la fonction attribuée à l’activité poétique et qui, en l’occurrence, n’est pas sans rappeler les opérations (al)chimiques de dissolution des corps premiers d’où jaillira l’or du temps, pour reprendre l’expression chère à André Breton. La destruction de l’ordre établi était inscrite très clairement dans le projet surréaliste, à tout le moins dans sa dimension sociale et politique. Il s’agissait, pour André Breton et ses amis, d’en finir avec des valeurs jugées désuètes et, comme on fait du passé table rase, de reconstruire le monde sur les cendres d’une civilisation épuisée. Joë Bousquet ayant vu que toute construction de soi passe d’abord par une étape de destruction (la naissance est toujours précédée d’une mort), on comprend qu’il se soit senti proche du surréalisme qui prônait la subversion comme indispensable à l’éclosion d’un homme nouveau. Une différence doit cependant être notée : l’idée de subversion que les surréalistes inscrivent dans leur projet politique, Bousquet l’éprouve dans sa chair. Elle lui est imposée par sa blessure même et ne saurait le conduire qu’à une expérience purement intérieure. Ceci explique la nature des rapports qui vont s’instaurer entre le mouvement d’André Breton engagé dans un processus collectif et Joë Bousquet confronté, dans l’évolution qui lui est propre, à une lutte au coude à coude contre une menace permanente d’anéantissement. Ces rapports, pour amicaux et solidaires qu’ils furent (Bousquet signe tous les manifestes surréalistes), n’en demeurèrent pas moins distants à l’égard du mouvement lui-même (Bousquet entretient par ailleurs des relations privilégiées avec certains membres du groupe comme Paul Eluard, Louis Aragon, Max Ernst, René Magritte et Hans Bellmer).
Bousquet veille. Comme ces sentinelles postées aux abords des tranchées, la nuit, il scrute le noir horizon de ses angoisses, cherche à percer l’obscurité où la mort est tapie. Il doit la surprendre pour l’épouvanter et parvenir à maîtriser l’œuvre de destruction qui opère en lui, ses souffrances physiques sont là pour le lui rappeler quotidiennement. D’où toute l’attention accordée à « cette chance de survie qui personnifie intérieurement la conscience en la faisant douter que la personne soit ». La dissolution poétique introduit Bousquet dans un langage élaboré au moyen d’images mentales, ces « vues de la pensée », produits de la conscience « où le passage du poète fait apparaître du creux ». Très vite, Joë Bousquet acquiert la certitude que sa reconstruction passe par un mouvement de retournement. Cette idée conditionne les rapports que l’homme entretiendra désormais avec le réel : « Voir les choses comme on entrerait en soi-même », écrit-il, et cela implique un nouveau mot d’ordre : « Tout ce qu’une créature tient pour réel est à surréaliser ». Ne nous méprenons pas sur le terme : le surréalisme de Bousquet induit une traversée, celle du corps blessé, traversée de l’apparence pour atteindre l’image de la réalité où se dissout tout ce qui fait obstacle à « la conscience de la vérité ». Il sait « qu’il n’est pas d’apparence à quoi (l’homme) ne rêve de se donner jusqu’à en devenir lui-même l’image ». Et Bousquet ne peut vivre cet affrontement qu’en terme d’impossibilité : « Il dit au poète qu’il a à vivre son impossibilité. Il doit exister comme pressentiment lui-même, comme futur de son existence ». Essayons de sonder ce futur. Bousquet « n’est pas encore mais il a à être plus tard ». Il précise immédiatement sa pensée, dans le fil ininterrompu de la phrase : « A être déjà comme ce qui sera plus tard, dans un pas encore qui constitue l’essentiel de son deuil ». Atteindre ce pas encore, cette promesse, cette espérance, passe par la dissolution du corps dans le langage : « Ton corps se dissout, traverse ce que tu pressens de ce que tu es ». Mallarmé avait déjà situé l’activité poétique dans un « plus tard » ou un « jamais » qui conditionnait à ses yeux la nature même du livre dont les traces écrites ne seraient que le pressentiment. Dans Un coup de dé jamais n’abolira le hasard, Mallarmé donne à voir très clairement ces jalons arrachés à la nuit obscure en vue du Livre, toujours rêvé, approché, mais jamais accompli. Si le poète dans sa traversée du réel se retrouve face à l’impossibilité de concevoir le Livre dans sa forme définitive, c’est sans doute parce que, comme le perçoit Joë Bousquet, « la vie est hors de toute forme », saisie seulement par éclats, dans l’écorché de la blessure qui saigne, donnant naissance à ces images mentales caractéristiques de l’écriture de Bousquet et dont voici un seul exemple choisi pour sa pureté : « L’oiseau-cerise est de retour, cheval volant, souliers de terre ».
Une telle phrase, le surréalisme ne l’aurait pas reniée, loin s’en faut. Elle aurait même toute sa place dans Les champs magnétiques ou Poisson soluble. Convenons qu’au moins sur le plan de la forme, Joë Bousquet a fourni au mouvement surréaliste l’une de ses contributions les plus lumineuses. Mais, comme le note René Nelli , si Bousquet a vu dans le surréalisme « une grande expérience libératrice qui l’avait rendu à lui-même », il n’adopte pas pour autant tous les principes d’André Breton. Bousquet, en raison même de l’enjeu majeur que présentait pour lui la reconstruction de l’être par le langage, ne pouvait s’abandonner aveuglément aux vertiges de l’écriture automatique même si l’on peut penser qu’il utilisa cette technique, au moins lorsqu’il écrivait sous l’effet de l’opium. Les sympathies de Bousquet vont plutôt à « une poésie où l’automatisme verbal est contrôlé à la fois par l’inspiration et par le souci d’un certain style capable de retenir dans les mots le ton même de la voix » . Un style : voilà l’outil indispensable par lequel le poète instrumente sa propre transfiguration et dont les techniques, insiste René Nelli, se veulent « plus lucides » par rapport à la confiance que placent les surréalistes dans l’automatisme brut, non corrigé. Au contraire d’une écriture automatique sur laquelle il n’est pas question, pour André Breton, de revenir (encore qu’il reconnaîtra les résultats décevants de certaines expériences), l’écriture de Bousquet « toujours extrêmement élaborée, exige le maximum de conscience claire, même lorsque ce qu’il s’agit d’exprimer est un état qui échappe à l’analyse » . Et ceci se conçoit, pour la raison que la traversée du réel dans laquelle Bousquet s’est engagé est rien moins qu’une entreprise de vérité dont la fin est « la reconquête de l’Etre ». Une organisation du langage devient d’autant plus nécessaire que « l’obscurité est l’instrument » même par lequel l’Etre sera manifesté. De même qu’il doit contrôler l’œuvre de mort dont sa blessure est l’incarnation, Bousquet doit trouver le style qui donne corps à son langage reconstructeur. Joë Bousquet ne peut réaliser autrement que par l’élaboration d’un style la transformation du réel. Il ne peut le surréaliser qu’aux moyens d’une poésie « qu’il sait être immanente aux choses dans un langage qui écrase l’imaginaire sur le réel lui-même pour transformer celui-ci en un système d’images hallucinatoires ».
L’énoncé mérite qu’on s’y attarde. Par poésie immanente, il faut entendre une poésie qui réside dans les choses mêmes. Bousquet, souligne René Nelli, était attentif à « la dictée pure de l’événementiel », cherchant à « capter la poésie dans les faits », ce qui était aussi une préoccupation des surréalistes. La poésie immanente telle qu’elle est conçue par Bousquet renvoie l’homme (et le poète qui, de toute évidence, ne font qu’un) à l’essence même des choses qu’il atteint en les traversant. Mais surtout, l’énoncé tel qu’il est formulé par René Nelli donne la clé essentielle pour comprendre la fonction du langage chez Bousquet qui est d’écraser l’imaginaire sur le réel. Il s’agit là d’une opération proprement alchimique de transformation par contact. Ecraser l’imaginaire sur le réel, c’est provoquer la fusion de l’un par l’autre et, enfin, de l’un dans l’autre. La transformation ainsi espérée donne naissance à un corps nouveau, réveillé de son néant et qui apparaît au lecteur-témoin sous la forme d’une accumulation d’images mentales que Bousquet utilise pour « susciter un réel qu’il engage ipso facto dans l’imaginaire » : tel est, à notre sens, ce qui caractérise le style de Joë Bousquet. Un style dont l’éventail est ouvert, ainsi que le souligne René Nelli, « allant du discours strictement expressif et d’une rigueur presque scientifique à l’anti-langage (issu des profondeurs poétiques) qui ne signifie rien, mais révèle tout ». Le rôle que l’écrivain va assigner à son style dans le processus d’édification de son moi surréalisé, Bousquet le définit ainsi : « Pour devenir un autre, il faut que je donne une forme durable à ce qui me faisait celui qu’en ce moment je suis encore. Le style approprié à ce dessein, je finirai par le trouver, clair, persuasif, solide ». Et ce dessein, nous le connaissons : il s’agit, pour Bousquet, de « ne pas être celui que je suis ». Nous voici face à la mise en perspective d’un corps mutilé dans un être de langage qui s’élabore au fil d’une écriture spiroïdale, revenant sur elle-même, dans un mouvement perpétuel de décomposition-recomposition qui se caractérise par son inachèvement. Pour Bousquet, l’inconscient est « l’individuel indomptable » d’Héraclite. En opérant simultanément une synthèse et une analyse approfondie des éléments de la réalité en tant qu’elle est traversée, il pose la question de l’incréé au regard de l’illimite considérée comme la mesure de l’être. « La grandeur d’un écrivain réside dans les œuvres qu’il nous laisse à achever » : avec Bousquet, le statut du lecteur est fondamentalement changé.
Ce dernier, en effet, n’est plus considéré comme le simple témoin d’un langage s’élaborant mais il devient le regard par lequel le poète sonde le mystère de sa propre nuit intérieure. Si, pour Bousquet, la réalité est par définition surréelle, le langage ne peut revêtir qu’un caractère surréalisant : entendons qu’il est à la fois l’instrument et le lieu même de sa propre transfiguration. Onze mois avant sa mort, à la Toussaint de 1949, Joë Bousquet confie au dernier feuillet de son cahier : « Consterné de ne plus savoir assez transformer mon style ». Aveu d’impuissance ? Nous ne le croyons pas. Constat de l’impossible, plus sûrement, mais un impossible tendu vers ce « plus tard », ce « pas encore qui constitue l’essentiel » et dont le poète porte le deuil dans son corps déchu. Appelé à renaître sous la poussée du langage, l’écrivain ne dispose que de son style pour hisser son être vers son corps lumineux. Ainsi, tissant sa toile dans l’obscure angoisse de l’incertain et du fragile, Joë Bousquet nous protège de nos morts par inadvertance en désignant « l’instant vécu dans l’irréel » comme « notre étoile ». Guetteur inlassable, Joë Bousquet nous a appris que la poésie est la recherche « d’un sens du langage qui soit aussi le sens de l’être ». Ce langage, il est clair qu’il n’a pas d’autre but que de surclasser l’homme par la réhabilitation d’une surréalité dans laquelle André Breton voyait lui-même le territoire d’une réalité absolue. Celle où doit s’accomplir l’opération de dissolution par quoi le réel et le rêve seront un jour fondus l’un à l’autre, pour l’éternité.